3

 

 

— Vous voilà ! s’exclama Kimeran.

Il se leva d’un siège en pierre sur la corniche s’étendant devant l’abri de la Septième Caverne pour accueillir Ayla et Jondalar, qui venaient de gravir le sentier. Loup suivait et Jonayla, éveillée, était calée contre la hanche de sa mère.

— Nous avons appris que vous étiez arrivés et puis personne ne savait plus où vous étiez passés.

Kimeran, chef du Foyer Ancien, Deuxième Caverne des Zelandonii, attendait impatiemment son vieil ami Jondalar. De haute taille, les cheveux blonds, il lui ressemblait vaguement. Si de nombreux Zelandonii étaient grands – plus de six pieds –, Jondalar et Kimeran avaient tous deux une tête de plus que leurs camarades du même âge lors de leurs rites de puberté. Éprouvant de la sympathie l’un pour l’autre, ils étaient rapidement devenus amis. Kimeran était aussi le frère de la Zelandoni de la Deuxième Caverne et l’oncle de Jondecam, mais il le considérait plus comme un frère. Sa sœur, plus âgée que lui, l’avait élevé après la mort de leur mère, en même temps que ses propres fils et fille. Lorsque son compagnon était lui aussi passé dans le Monde d’Après, elle avait commencé à se former pour la Zelandonia.

— La Première voulait montrer la tête de cheval à Ayla et nous avons dû ensuite nous occuper de nos chevaux, expliqua Jondalar.

— Votre pré leur plaira, l’herbe y est verte et tendre, ajouta Ayla.

— Nous l’appelons Douce Vallée. La Petite Rivière des Prairies la traverse en son milieu et sa plaine d’inondation s’est élargie en un vaste espace. Il devient parfois marécageux au printemps avec la fonte des neiges, ou en automne avec les pluies, mais en été, quand tout est desséché, il reste frais et vert, expliqua Kimeran tandis qu’ils continuaient à avancer vers la plate-forme située sous le surplomb rocheux. Un grand nombre d’animaux viennent alors y brouter, ce qui rend la chasse facile. La Deuxième et la Septième Caverne y postent toujours un guetteur.

Ils approchèrent d’un groupe.

— Vous vous souvenez de Sergenor, l’Homme Qui Commande la Septième, n’est-ce pas ? dit Kimeran au couple en indiquant un homme mûr aux cheveux bruns qui se tenait en retrait et fixait le loup d’un œil méfiant.

— Bien sûr, répondit Jondalar, qui remarqua son appréhension et pensa que cette visite serait une bonne occasion d’aider les membres de la Caverne à s’habituer à Loup. Je me rappelle que Sergenor venait prendre conseil auprès de Marthona juste après avoir été choisi pour être l’Homme Qui Commande la Septième… Tu connais Ayla, je crois, dit-il en s’avançant vers le chef.

— J’ai été l’un de ceux, nombreux, à qui elle a été présentée l’année dernière à votre arrivée, mais je n’ai pas eu l’occasion de la rencontrer personnellement, dit Sergenor.

Il tendit les deux mains, les paumes tournées vers le haut.

— Au nom de Doni, je te souhaite la bienvenue à la Septième Caverne des Zelandonii, Ayla de la Neuvième Caverne. Je sais que tu as bien d’autres noms et liens, dont certains tout à fait insolites, mais je dois l’avouer, je ne me les rappelle plus.

Elle prit les mains de Sergenor dans les siennes.

— Je suis Ayla de la Neuvième Caverne des Zelandonii, Acolyte de la Zelandoni de la Neuvième Caverne, Première parmi Ceux Qui Servent… commença-t-elle.

Elle hésita à poursuivre, se demanda combien de liens de Jondalar mentionner. Aux Matrimoniales de l’été précédent, tous les noms et liens de Jondalar avaient été ajoutés aux siens et leur énumération prenait du temps, mais c’était uniquement pour les grandes cérémonies que toute la liste était requise. Comme il s’agissait de sa présentation au chef de la Septième Caverne, elle voulait lui donner un caractère officiel mais sans s’y attarder.

Elle décida de citer les plus proches des liens de Jondalar et poursuivit avec les siens propres, y compris ceux du Clan, terminant par les appellations d’une veine plus légère mais qu’elle aimait utiliser :

— Amie des chevaux Whinney, Rapide et Grise, ainsi que de Loup, le chasseur à quatre pattes. Au nom de la Grande Mère de Tous, je te salue, Sergenor, Homme Qui Commande la Septième Caverne des Zelandonii, et je te remercie de nous avoir invités au Rocher à la Tête de Cheval.

Ce n’est pas une Zelandonii, pensa-t-il en l’entendant parler. Elle a peut-être les noms et les liens de Jondalar, mais c’est une étrangère aux manières singulières, surtout avec les animaux. Baissant les mains, il lorgna le loup qui s’était approché.

Ayla remarqua son appréhension. Elle avait noté que Kimeran ne semblait pas tout à fait à l’aise non plus, même s’il avait été présenté à Loup l’année d’avant, peu après leur arrivée, et qu’il l’avait croisé plusieurs fois. Aucun des chefs n’était habitué à voir un prédateur carnivore évoluer parmi les leurs. Comme Jondalar, elle pensait que c’était une bonne occasion de les accoutumer à sa présence.

Les habitants de la Septième Caverne faisaient maintenant cercle pour voir le couple dont tout le monde parlait. Dès le lendemain du retour de Jondalar après un voyage de plus de cinq années, les Cavernes voisines de la Neuvième avaient appris qu’il était revenu. Son arrivée sur un cheval avec une étrangère avait contribué à répandre la nouvelle. Le couple avait rencontré la plupart des membres des Cavernes proches de la Neuvième, mais c’était la première fois qu’il rendait visite à la Septième et à la Deuxième.

Ayla et Jondalar avaient prévu de s’y rendre à l’automne et ne l’avaient pas fait. Ces Cavernes n’étaient pas si éloignées de la leur mais il y avait toujours eu un contretemps, puis l’hiver était venu et la grossesse d’Ayla avançait. Tous ces retards, cette attente, avaient accru l’importance de leur visite, d’autant que la Première avait décidé d’en profiter pour rencontrer la Zelandonia locale.

— Celui ou celle qui a gravé la tête de cheval de la grotte d’en dessous devait connaître les chevaux. C’est admirablement fait, dit Ayla.

— Je l’ai toujours pensé mais j’apprécie la remarque dans la bouche de quelqu’un qui connaît aussi bien ces bêtes que toi, répondit Sergenor.

Loup, assis sur son derrière, la langue pendant d’un côté de la gueule, regardait l’homme d’un air satisfait. Ayla savait qu’il attendait d’être présenté.

— Je tiens aussi à te remercier de m’avoir permis d’amener Loup. Il est malheureux quand il ne peut pas être près de moi et il éprouve maintenant les mêmes sentiments pour Jonayla. Il adore les enfants.

— Ce loup aime les enfants ? s’étonna Sergenor.

— Il n’a pas grandi parmi d’autres loups, il a été élevé avec les enfants mamutoï du Camp du Lion. Il considère les humains comme sa meute et tous les loups aiment les jeunes de leur meute. Il m’a vue te saluer, il attend de faire ta connaissance. Il a appris à accepter toutes les personnes à qui je le présente.

Sergenor plissa le front, regarda Kimeran et le vit sourire. Le jeune chef se rappelait sa propre présentation à Loup et bien que le carnivore le rendît encore un peu nerveux, il s’amusait de l’embarras de Sergenor.

Ayla fit signe à Loup d’approcher et s’agenouilla pour passer un bras autour de son cou puis elle prit la main de Sergenor. Celui-ci se dégagea brusquement.

— Il a seulement besoin de la sentir, argua-t-elle. Pour que tu lui deviennes familier. C’est ainsi que les loups font connaissance entre eux.

— Tu l’as fait, toi ? demanda Sergenor à Kimeran.

— Oui. L’été dernier, quand Ayla et Jondalar sont allés chasser à la Troisième Caverne, avant la Réunion d’Été. Après quoi, chaque fois que je rencontrais le loup à la Réunion, j’avais l’impression qu’il me reconnaissait, même s’il ne s’intéressait pas à moi.

Sentant sur lui tous les regards, Sergenor fut contraint de s’exécuter pour que nul ne pense qu’il avait peur de faire ce qu’un chef plus jeune avait déjà fait. Lentement, avec hésitation, il tendit la main vers l’animal. Ayla la prit de nouveau et l’approcha du nez de Loup. Les narines palpitantes et les mâchoires serrées, il découvrit ses crocs de carnassier en ce que Jondalar appelait son « sourire content de lui ». Mais ce n’était pas ce que Sergenor voyait. Sa main tremblait et Ayla sentait l’odeur de sa peur. Elle savait que Loup la sentait aussi.

— Il ne te fera aucun mal, je te le promets, murmura-t-elle avec douceur.

Sergenor se força à ne pas bouger tandis que le loup approchait encore sa gueule aux dents énormes. Il renifla la main, la lécha.

— Qu’est-ce qu’il fait ? s’alarma Sergenor. Il veut connaître le goût de ma chair ?

— Non, je crois qu’il essaie de te rassurer, comme il le ferait avec un louveteau. Caresse-lui la tête.

Elle écarta la main des crocs acérés et poursuivit, d’une voix apaisante :

— As-tu déjà touché la fourrure d’un loup vivant ? Tu sens que derrière les oreilles et autour du cou elle est un peu plus épaisse et plus rêche ? Il aime qu’on le gratte derrière les oreilles.

Lorsqu’elle lui lâcha enfin la main, Sergenor l’écarta et l’enserra dans son autre main.

— Maintenant, il te reconnaîtra, dit-elle.

Elle n’avait jamais vu un homme avoir une telle peur de Loup, ni un tel courage pour surmonter cette peur. Elle eut une intuition :

— As-tu déjà eu affaire à un loup ?

— Une fois. Quand j’étais tout petit, un loup m’a mordu. J’ai encore la cicatrice mais je ne m’en souviens pas vraiment. C’est ma mère qui me l’a raconté.

— Cela signifie que l’Esprit du Loup t’a choisi. Le Loup est ton totem, comme diraient ceux qui m’ont élevée.

Ayla savait que les Zelandonii n’avaient pas la même idée des totems que le Clan. Tout le monde n’avait pas un totem et ceux qui en avaient un le considéraient comme une chance.

— Je me suis fait griffer par un lion des cavernes quand j’étais toute jeune, je comptais sans doute cinq ans. Il m’arrive encore d’en rêver. Ce n’est pas facile de vivre avec un puissant totem comme celui du Lion ou du Loup, mais le mien m’a beaucoup aidée, il m’a beaucoup appris.

Intrigué presque malgré lui, Sergenor demanda :

— Qu’as-tu appris d’un lion des cavernes ?

— À affronter mes peurs, pour commencer. Je crois que tu l’as aussi appris. Ton totem du Loup t’a peut-être aidé à ton insu.

— Peut-être. Mais comment savoir si on a reçu l’aide d’un totem ? L’Esprit du Lion des Cavernes t’a vraiment secourue ?

— Plus d’une fois. Les quatre griffures que la patte du lion a laissées sur ma jambe sont pour le Clan la marque totémique du Lion des Cavernes. Généralement, seul un homme bénéficie d’un totem aussi puissant, mais la marque était si claire que l’Homme Qui Commande le Clan m’a acceptée, même si j’étais née chez les Autres – c’est le nom qu’ils nous donnent. J’étais très jeune quand j’ai perdu les miens. Si le Clan ne m’avait pas recueillie et élevée, je ne serais pas vivante aujourd’hui.

— Intéressant. Mais tu as dit « plus d’une fois ».

— Plus tard, alors que j’étais devenue femme et que le nouvel Homme Qui Commande m’avait forcée à partir, j’ai longtemps marché en cherchant les Autres, comme Iza, ma mère de Clan, me l’avait conseillé avant de mourir. Ma recherche a été vaine et il me fallait absolument trouver un endroit où m’abriter avant le début de l’hiver. Mon totem a envoyé une troupe de lions qui m’a fait changer de direction et c’est ainsi que je suis arrivée dans une vallée où j’ai pu survivre. C’est même mon Lion des Cavernes qui m’a conduite à Jondalar.

Ceux qui se tenaient autour d’eux l’écoutaient, fascinés. Même Jondalar ne l’avait jamais entendue expliquer ainsi son totem. L’un d’eux intervint :

— Ces êtres qui t’ont accueillie et que tu appelles le Clan, ce ne sont pas en réalité des Têtes Plates ?

— Vous les surnommez ainsi. Pour eux, ils sont le Clan, le Clan de l’Ours des Cavernes parce qu’ils vénèrent son Esprit. Il est le totem de tous, le totem du Clan.

Une femme qui venait d’arriver déclara :

— Je crois qu’il est temps de montrer à ces voyageurs où ils peuvent étendre leurs fourrures de couchage et s’installer avant de partager notre repas.

Elle était séduisante, agréablement potelée, avec de l’intelligence et de l’entrain dans le regard.

Sergenor sourit avec affection.

— Voici ma compagne, Jayvena de la Septième Caverne des Zelandonii, dit-il. Jayvena, je te présente Ayla de la Neuvième Caverne des Zelandonii. Elle a beaucoup d’autres noms et liens, mais elle te les récitera elle-même.

— Pas maintenant, déclina Jayvena. Au nom de la Mère, sois la bienvenue, Ayla de la Neuvième Caverne. Je suis sûre que tu préfères d’abord t’installer.

Alors que le couple s’apprêtait à partir, Sergenor toucha le bras d’Ayla et lui glissa à voix basse :

— Je rêve quelquefois de loups.

Une jeune femme voluptueuse aux cheveux châtains s’approcha avec deux enfants dans les bras, un garçon brun et une fille blonde. Elle sourit à Kimeran, qui lui effleura la joue de la sienne et se tourna vers les visiteurs.

— Vous avez rencontré ma compagne l’été dernier, je crois ? dit-il avec une pointe de fierté. Ainsi que son fils et sa fille, les enfants de mon foyer ?

Ayla se souvint d’avoir croisé cette femme l’année d’avant, mais sans vraiment avoir l’occasion de la connaître. Elle savait que Beladora avait donné naissance à ses deux nés-ensemble à la Réunion d’Été, au moment de la première Matrimoniale, quand elle s’était unie à Jondalar. Tout le monde en parlait. Les enfants compteraient donc bientôt un an.

— Oui, bien sûr, répondit Jondalar.

Il adressa un sourire à la femme et aux jumeaux puis, sans vraiment en être conscient, laissa son regard s’attarder sur la jeune mère. Kimeran se rapprocha d’elle et lui passa un bras autour de la taille.

Ayla était habile à lire le langage du corps, mais tout le monde avait interprété sans doute ce qui venait de se passer. Jondalar trouvait Beladora attirante et n’avait pas pu s’empêcher de le montrer, comme elle n’avait pas pu cacher qu’elle le trouvait séduisant. Il ne se rendait pas compte de son charisme mais le compagnon de Beladora, lui, en avait parfaitement conscience. Sans dire un mot, il s’était avancé et avait fait valoir ses droits.

Ayla observait la scène sans éprouver de jalousie. Elle savait au fond d’elle-même que son compagnon ne désirait pas autre chose que regarder. Mais il y avait en lui un autre côté qu’il montrait rarement, même à elle, et uniquement lorsqu’ils étaient seuls. Il avait toujours eu des émotions trop fortes, qu’il ne réussissait à contrôler qu’en les gardant pour lui. C’était pour cette raison qu’il ne montrait jamais en public son amour pour elle, si fort cependant qu’il le submergeait parfois quand ils étaient seuls.

Tournant la tête, Ayla vit que Zelandoni la Première la regardait et comprit que celle-ci tentait d’estimer sa réaction. Ayla lui adressa un sourire entendu puis reporta son attention sur son bébé qui s’agitait dans sa couverture en cherchant à téter. Elle s’approcha de la jolie jeune mère qui se tenait près de Jayvena.

— Je te salue, Beladora. Je suis contente de te voir avec tes enfants. Jonayla s’est souillée. J’ai apporté de quoi la changer, tu peux me montrer où je peux le faire ?

La femme, qui portait un bébé sur chaque hanche, sourit.

— Suis-moi, dit-elle.

Les femmes se dirigèrent vers l’abri.

Beladora avait entendu parler de l’accent d’Ayla mais n’avait jamais vraiment eu de conversation avec elle. Elle était en gésine aux Matrimoniales pendant lesquelles Jondalar s’était uni à cette étrangère. Bien qu’Ayla parlât parfaitement zelandonii, elle ne parvenait pas à prononcer correctement certains sons. Beladora venait elle-même d’une région située loin au sud et si sa façon de parler n’était pas aussi inhabituelle que celle d’Ayla, elle avait elle aussi un accent.

Ayla sourit en l’entendant et lui dit :

— Je crois que tu n’es pas née zelandonii, toi non plus.

— Mon peuple porte le nom de Giornadonii. Nous sommes voisins d’une Caverne de Zelandonii qui vivent dans le Sud, là où il fait beaucoup plus chaud. J’ai rencontré Kimeran alors qu’il accompagnait sa sœur dans son Périple de Doniate.

Ayla se demanda ce qu’était un « Périple de Doniate ». Manifestement, c’était en rapport avec le fait d’être Zelandoni puisque « doniate » était un autre mot pour « Ceux Qui Servent la Grande Mère » mais elle décida de poser la question plus tard à la Première.

 

 

Les flammes vives du feu projetaient une lueur rougeâtre rassurante au-delà de la fosse oblongue qui les contenait et baignaient d’une lumière dansante les parois calcaires de l’abri. La corniche s’étendant au-dessus la reflétait et donnait aux visages un air radieux. Les visiteurs et leurs hôtes achevaient un succulent repas commun auquel de nombreuses personnes avaient consacré beaucoup de temps et d’efforts, notamment pour faire rôtir un cuissot de mégacéros sur une solide broche reposant sur deux branches fourchues au-dessus de l’âtre. À présent, les membres de la Septième Caverne des Zelandonii, ainsi que leurs nombreux parents de la Deuxième et les visiteurs de la Neuvième et de la Troisième se détendaient.

Des boissons circulèrent : plusieurs sortes de tisanes, un vin fruité et un breuvage alcoolique appelé « barma », fait avec de la sève de bouleau, des grains, du miel ou des fruits. Une coupe à la main, chacun chercha un endroit où s’asseoir près du feu. Les visites causaient toujours une certaine animation mais l’étrangère, avec ses animaux et ses histoires insolites, promettait d’être passionnante.

Ayla et Jondalar se trouvaient au milieu d’un groupe réunissant Joharran et Proleva, Sergenor et Jayvena, Kimeran et Beladora, les chefs des Neuvième, Septième et Deuxième Cavernes, ainsi que quelques autres, notamment les jeunes Levela et Janida et leurs compagnons, Jondecam et Peridal. Les chefs discutaient du moment où les visiteurs devaient quitter le Rocher à la Tête de Cheval pour aller au Foyer Ancien, avec des remarques facétieuses illustrant l’amicale rivalité entre les deux Cavernes.

— Le Foyer Ancien jouit d’un rang et d’un prestige supérieurs du fait même de son ancienneté, déclara Kimeran avec un sourire taquin. Nous devons donc garder les visiteurs plus longtemps.

— Dois-je comprendre que je dois avoir la préséance sur toi parce que je suis plus âgé ? riposta Sergenor, souriant lui aussi. Je m’en souviendrai.

Ayla écoutait avec intérêt et profita d’une pause dans la conversation pour glisser une question qu’elle se posait depuis longtemps :

— Puisqu’on parle de l’ancienneté des Cavernes, il y a une chose que j’aimerais savoir.

— Tu n’as qu’à demander, dit Kimeran avec une courtoisie exagérée suggérant autre chose.

Il avait bu plusieurs coupes de barma et était sensible au charme de la compagne de son ami.

— L’été dernier, Manvelar m’a donné des explications sur les mots à compter de chaque Caverne, mais c’est encore confus dans ma tête. En nous rendant à la Réunion d’Été, l’année dernière, nous avons passé une nuit à la Vingt-Neuvième Caverne. Ses membres vivent dans trois abris différents autour d’une large vallée, chacun avec son Homme Qui Commande et son Zelandoni, mais ils portent tous les trois le même mot à compter : la Vingt-Neuvième. La Deuxième Caverne est étroitement liée à la Septième et vous n’êtes séparés que par une vallée, alors pourquoi avez-vous un mot à compter différent ? Pourquoi ne faites-vous pas partie de la Deuxième Caverne ?

— C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre, avoua Kimeran. Adresse-toi à l’Homme Qui Commande plus ancien.

Sergenor sourit, réfléchit.

— Pour être franc, je ne sais pas non plus. Je n’y ai jamais pensé. Et je ne connais aucune Histoire ni Légende des Anciens qui en parle. Certaines portent sur les habitants originels de la région, la Première Caverne des Zelandonii, mais ils ont disparu depuis longtemps. Personne ne sait exactement où se trouvait leur abri.

— Mais tu sais que la Deuxième Caverne des Zelandonii est la plus ancienne qui existe encore ? dit Kimeran d’une voix un peu pâteuse. C’est pour cette raison qu’on l’appelle le Foyer Ancien.

— Oui, je le sais, répondit Ayla en se demandant s’il aurait besoin du « breuvage du lendemain » qu’elle avait concocté pour Talut, le chef mamutoï du Camp du Lion.

— Je vais vous dire ce que je pense, reprit Sergenor. Lorsque les familles de la Première et de la Deuxième Caverne furent devenues trop nombreuses pour leurs abris, plusieurs d’entre elles – certaines leur appartenant à l’origine, d’autres venues d’ailleurs – partirent plus loin et prirent les mots à compter suivants quand elles fondèrent une nouvelle Caverne. Lorsque le groupe de la Deuxième qui créa notre Caverne décida de partir à son tour, le mot à compter suivant était sept. Il était essentiellement composé de jeunes familles et de couples récemment unis, enfants de la Deuxième Caverne, et comme ils voulaient rester près de leurs parents, ils s’installèrent ici, de l’autre côté de Douce Vallée. Même si les deux Cavernes étaient si étroitement liées que c’était comme si elles n’en faisaient qu’une, ils choisirent un nouveau mot à compter parce que la coutume le veut. Ainsi, nous sommes devenus deux Cavernes séparées : le Foyer Ancien, Deuxième Caverne des Zelandonii, et le Rocher à la Tête de Cheval, Septième Caverne. Nous sommes toujours des branches différentes d’une même famille.

Sergenor marqua une pause et poursuivit :

— La Vingt-Neuvième est une Caverne plus récente. Je pense que lorsque les familles qui la quittèrent s’installèrent dans leurs nouveaux abris, elles voulurent toutes garder le même mot à compter, car plus il est bas, plus le foyer est ancien. Un mot à compter bas confère un certain prestige et je présume qu’aucun de ceux qui fondèrent les nouvelles Cavernes ne voulait d’un mot plus élevé encore. Ils décidèrent donc de s’appeler les Trois Rochers, Vingt-Neuvième Caverne des Zelandonii, et d’utiliser les noms qu’ils avaient déjà donnés aux lieux pour expliquer la différence.

« Le foyer d’origine s’appelle le Rocher aux Reflets parce que de certains endroits on peut se voir dans l’eau en contrebas. C’est l’un des rares abris qui fait face au nord, ce qui le rend difficile à chauffer, mais il présente de nombreux autres avantages. C’est la Partie Sud de la Vingt-Neuvième Caverne, ou Partie Sud des Trois Rochers. La Face Sud est devenue la Partie Nord et le Camp d’Été est devenu la Partie Ouest de la Vingt-Neuvième Caverne. Je trouve cela compliqué et déroutant, mais c’est leur choix.

— Si la Deuxième Caverne est la plus ancienne, celle qui l’est presque autant doit être le Rocher des Deux Rivières, Troisième Caverne des Zelandonii, où nous avons dormi hier, avança Ayla.

— C’est exact, confirma Proleva.

— Il n’y a pas de Quatrième Caverne ?

— Il y en a eu une, répondit Proleva, mais personne ne sait ce qui lui est arrivé. Les Légendes parlent d’une catastrophe qui aurait frappé plus d’une Caverne et la Quatrième a peut-être disparu à cette époque. C’est une période sombre mentionnée aussi dans les Histoires. Il y aurait eu des combats contre les Têtes Plates.

— La Cinquième Caverne, appelée la Vieille Vallée, située en aval de la Rivière, est la suivante après la Troisième, dit Jondalar. Nous devions lui rendre visite l’année dernière en allant à la Réunion d’Été, mais ils étaient déjà partis, tu te souviens ?

Ayla acquiesça de la tête.

— Ils ont plusieurs abris des deux côtés de la vallée de la Courte Rivière, certains où ils vivent, d’autres qui leur servent de remises, mais ils ne leur donnent pas de mots à compter séparés. Toute la Vieille Vallée, c’est la Cinquième Caverne.

Sergenor prit le relais :

— La Sixième Caverne a disparu, elle aussi. Les Histoires diffèrent sur ce qui serait arrivé. La plupart des gens pensent qu’une maladie l’a décimée. D’autres croient à une lutte entre groupes hostiles. Quelle que soit la version, les Histoires indiquent que les familles qui composaient autrefois la Sixième rejoignirent d’autres Cavernes. Nous sommes donc la suivante, Septième Caverne. Il n’y a pas de Huitième non plus, ce qui fait que votre Caverne, la Neuvième, vient après la nôtre.

Il y eut un moment de silence pendant lequel l’auditoire intégra l’information puis Jondecam, changeant de sujet, demanda à Jondalar s’il voulait bien examiner le lance-sagaie qu’il avait fabriqué, et Levela annonça à sa sœur aînée, Proleva, qu’elle songeait à aller à la Neuvième Caverne pour avoir son bébé. Ce qui suscita un sourire. Les Zelandonii entamèrent des conversations privées et se scindèrent bientôt en plusieurs groupes.

Jondecam n’était pas le seul à vouloir parler du lance-sagaie, surtout après la chasse de la veille. Jondalar avait mis cette arme au point alors qu’il vivait avec Ayla dans sa vallée de l’Est et en avait fait la démonstration peu après son retour à la Neuvième Caverne. Il en avait aussi expliqué l’utilité à la Réunion d’Été de l’année précédente.

Plus tôt dans l’après-midi, pendant que Jondalar attendait qu’Ayla revienne de sa visite de la grotte à la tête de cheval, plusieurs jeunes gens s’étaient entraînés avec des propulseurs qu’ils avaient fabriqués en prenant pour modèle ceux de Jondalar et il leur avait prodigué instructions et conseils. Un autre groupe, composé majoritairement d’hommes mais comprenant aussi des femmes, se rassemblait maintenant autour de lui, posait des questions sur les techniques de fabrication du propulseur et sur les lances légères qu’il rendait si efficaces.

De l’autre côté de l’âtre, près de la paroi qui contribuait à garder la chaleur, plusieurs femmes, dont Ayla, bavardaient en berçant, allaitant ou surveillant leurs enfants.

Dans un coin plus éloigné de l’abri, Zelandoni Qui Était la Première s’entretenait avec les autres Zelandonia et leurs acolytes, un peu contrariée qu’Ayla, qui était le sien, ne les ait pas rejoints. Certes, la Première avait poussé la jeune femme à entrer dans la Zelandonia mais Ayla était déjà une guérisseuse accomplie à son arrivée et possédait en outre d’autres talents remarquables comme celui de se faire obéir des animaux. Sa place était dans la Zelandonia !

Le Zelandoni de la Septième Caverne avait posé une question à la Première et attendait patiemment une réponse. Il avait remarqué l’air agacé de la doniate de la Neuvième et en avait deviné la raison. Lorsque les Zelandonia et leurs acolytes se rendaient visite, ils en profitaient pour inculquer aux novices une partie du savoir et des coutumes qu’ils devaient mémoriser et le sien n’était pas là. Mais en prenant pour acolyte une femme qui avait un compagnon et un bébé, pensait-il, la Première devait savoir que cette femme n’accorderait pas toute son attention à la Zelandonia.

— Excusez-moi un instant, dit la Première en se levant de la natte posée sur un rebord rocheux.

Elle se dirigea vers le groupe de jeunes mères en train de bavarder et dit en souriant :

— Ayla, désolée de t’interrompre, mais le Zelandoni de la Septième Caverne vient de me poser une question sur la remise en place d’os brisés et j’ai pensé que tu pourrais nous aider à lui répondre.

— Bien sûr. Je prends Jonayla et j’arrive.

Ayla se leva et hésita quand elle baissa les yeux vers son enfant endormie. Loup la regarda, battit le sol de la queue en gémissant. Il était couché près du bébé, dont il se sentait responsable. Loup avait été le dernier survivant de la portée d’une louve solitaire qu’Ayla avait abattue – sans savoir que c’était une mère allaitante – parce qu’elle volait les proies prises dans ses pièges. Ayla avait suivi ses traces jusqu’à son repaire, avait trouvé le louveteau encore en vie et l’avait emmené. Il avait grandi dans l’espace confiné d’un abri d’hiver mamutoï. Loup était si jeune quand elle l’avait recueilli – il ne comptait que quatre semaines environ – que par un phénomène d’empreinte il s’était identifié aux humains. Depuis, il adorait leurs enfants, en particulier le bébé d’Ayla.

— Cela m’embête de la déranger, elle vient de s’endormir, plaida Ayla. Elle n’a pas l’habitude des visites, elle était surexcitée, ce soir.

— Nous la garderons, dit Levela. Du moins, nous aiderons Loup à le faire, corrigea-t-elle avec un sourire. Il ne la quitte pas des yeux. Si elle se réveille, nous te l’apporterons mais je crois que, maintenant qu’elle s’est calmée, elle dormira un bon moment.

— Merci, Levela. Tu es bien la sœur de Proleva. Tu sais à quel point tu lui ressembles ?

— Je sais qu’elle me manque depuis qu’elle s’est unie à Joharran. Nous étions très proches. Proleva a été une deuxième mère pour moi.

Ayla suivit Celle Qui Était la Première pour rejoindre Ceux Qui Servaient la Mère et remarqua que presque toute la Zelandonia locale était présente. En plus de la Première, appartenant à la Neuvième Caverne, et bien entendu des Zelandonia de la Deuxième et de la Septième, il y avait ceux de la Troisième et de la Onzième. La Zelandoni de la Quatorzième n’était pas venue mais elle avait envoyé son acolyte. Ayla enregistra la présence d’autres acolytes, reconnut deux jeunes femmes et un jeune homme de la Deuxième et de la Septième Caverne. Elle sourit à Mejera, de la Troisième, et salua le Zelandoni de la Septième, puis la femme qui était la petite-fille du foyer de ce vieil homme, ainsi que la Zelandoni de la Deuxième, mère de Jondecam. Ayla aurait voulu mieux la connaître. Peu de Zelandonia avaient des enfants et celle-là en avait élevé deux, ainsi que son jeune frère Kimeran après la mort de leur mère.

— Ayla a une grande expérience de remise en place des os, dit la Première au Zelandoni de la Septième Caverne. Pose-lui ta question.

Elle se rassit et indiqua à Ayla la natte voisine de la sienne.

— Je sais que si un os brisé est tout de suite remis en place, il reste droit en guérissant, commença le vieillard. Je l’ai vu maintes fois. Mais quelqu’un m’a demandé si on peut faire quelque chose quand l’os n’a pas été bien replacé et qu’il est resté tordu.

Il ne s’intéressait pas seulement à la réponse, il avait tellement entendu la Première vanter les qualités d’Ayla qu’il voulait savoir si elle serait troublée qu’un homme de son âge et de son expérience lui pose une question.

Ayla venait de s’asseoir d’un mouvement dont il avait remarqué la souplesse et la grâce. Elle le regardait d’une façon à la fois franche et indirecte qui témoignait de son respect pour lui. Bien qu’elle s’attendît sans doute à être présentée aux autres acolytes et qu’elle dût être déconcertée d’être aussi vite interrogée, elle répondit sans hésitation :

— Cela dépend de la cassure et du temps écoulé. Si elle est ancienne, on ne peut pas faire grand-chose. Un os guéri, même tordu, est souvent plus solide qu’un os qui n’a pas été brisé. Si on essaie de le recasser pour le redresser, on risque d’abîmer l’os davantage. Mais si la cassure commence seulement à se refermer, on peut quelquefois briser de nouveau l’os et le redresser…

— Tu l’as fait ? demanda-t-il.

Il était un peu déconcerté par la façon étrange dont elle parlait, différente de celle de la jolie compagne de Kimeran, qui accentuait agréablement certains sons. L’étrangère qu’avait ramenée Jondalar les avalait presque, au contraire.

— Oui, répondit Ayla.

Elle avait le sentiment qu’on la mettait à l’épreuve, un peu comme le faisait Iza lorsqu’elle l’interrogeait sur les pratiques de guérisseuse et l’usage des plantes.

— En venant ici, nous avons fait halte pour rendre visite à un peuple que Jondalar avait rencontré auparavant, les Sharamudoï. Près d’une lune avant notre arrivée, une femme qu’il connaissait avait fait une mauvaise chute et s’était cassé le bras. Il avait mal guéri et était si tordu qu’elle ne pouvait pas s’en servir et qu’elle souffrait beaucoup. Leur guérisseuse était morte au début de l’hiver, ils ne l’avaient pas encore remplacée et personne d’autre ne savait comment faire. J’ai réussi à casser de nouveau l’os et à le remettre en place. Ce n’était pas parfait, mais la femme pourrait se servir de son bras et il ne lui faisait plus mal quand nous sommes repartis.

— Elle a souffert quand tu as recassé l’os ? voulut savoir une des jeunes femmes.

— Je ne crois pas. Je lui avais donné une plante pour la faire dormir et détendre ses muscles. Je la connais sous le nom de datura…

— Datura ? l’interrompit le vieil homme, surpris de nouveau par son accent.

— Les Mamutoï la désignent par un mot qui signifie « pomme épineuse » en zelandonii, parce qu’elle porte un fruit qu’on peut décrire de cette façon. C’est une grande plante au parfum puissant, avec de grandes fleurs blanches s’évasant à partir de la tige.

— Je crois la connaître, dit le vieux Zelandoni de la Septième Caverne.

— Comment savais-tu ce qu’il fallait faire ? demanda la jeune femme assise à côté de lui, visiblement étonnée qu’un simple acolyte puisse détenir un tel savoir.

— Bonne question, approuva le doniate de la Septième. D’où tiens-tu ton expérience ? Tu sembles connaître beaucoup de choses, malgré ta jeunesse.

Ayla se tourna vers la Première, qui avait l’air ravie.

— Celle qui m’a recueillie et élevée quand j’étais petite était une femme-médecine de son peuple, une guérisseuse, répondit Ayla. Elle m’a formée pour que j’en devienne une. Les hommes du Clan chassent avec une lance différente de celle des Zelandonii. Elle est plus longue, plus épaisse. Généralement, ils ne la lancent pas, ils frappent pour l’enfoncer dans leur proie, ce qui les oblige à s’en approcher. C’est plus dangereux et ils sont souvent blessés. Parfois, les hommes du Clan chassaient au loin et si l’un d’eux se brisait un os ils ne pouvaient pas toujours rentrer immédiatement et l’os commençait à guérir sans avoir été remis en place. J’ai plusieurs fois assisté Iza quand elle a dû recasser des os et j’ai aussi aidé les femmes-médecine à faire la même chose au Rassemblement du Clan.

— Ce peuple que tu appelles le Clan, ce ne sont pas les Têtes Plates ? demanda le jeune homme.

Ayla avait déjà entendu cette question, posée par ce même jeune homme, lui sembla-t-il. Elle lui fit la même réponse :

— C’est ainsi que vous les appelez.

— J’ai peine à croire qu’ils ont de telles capacités.

— Pas moi. J’ai vécu avec eux.

Après un silence gêné, la Première changea de sujet :

— Je crois le moment tout indiqué pour que les acolytes apprennent – ou, pour certains d’entre eux, revoient – les mots à compter, leurs usages et significations. Vous connaissez tous les mots à compter, mais comment faire lorsque les choses à compter sont très nombreuses ? Zelandoni de la Deuxième Caverne, peux-tu nous l’expliquer ?

L’intérêt d’Ayla s’accrut. Soudain captivée, elle se pencha en avant. Elle savait que compter pouvait être plus complexe et plus fort que les simples mots à compter si on comprenait la façon de le faire. La Première nota avec satisfaction le regain d’attention de son acolyte.

— On peut utiliser ses mains, dit la femme. Avec la droite, on compte sur ses doigts en prononçant les mots jusqu’à cinq.

Elle ferma le poing, leva chacun de ses doigts l’un après l’autre en commençant par le pouce.

— On compte ensuite sur sa main gauche jusqu’à dix et on ne peut pas aller plus loin. Mais au lieu d’utiliser la main gauche pour compter une deuxième série de cinq, on peut plier un doigt, le pouce, pour retenir la première série de cinq…

Elle leva la main gauche, la paume vers le bas.

— Puis on compte de nouveau sur la main droite et on replie le deuxième doigt de la main gauche pour retenir.

Elle en fit la démonstration, de sorte qu’elle avait tous les doigts tendus sauf l’index et le pouce de la main gauche.

— Cela veut dire dix. Si j’abaisse le doigt suivant, quinze. Vingt avec le suivant encore et vingt-cinq avec le dernier.

Ayla était stupéfaite. Elle avait immédiatement compris l’idée, pourtant plus ardue que les mots à compter que Jondalar lui avait appris. Elle se rappela la première fois qu’elle avait compté. C’était Creb, le Mog-ur du Clan, qui le lui avait montré mais il ne pouvait guère aller plus loin que dix. Elle était encore une petite fille quand il avait placé chacun de ses doigts sur cinq pierres différentes, puis – comme on lui avait amputé un bras sous le coude – il avait répété l’opération en imaginant que c’était sa main manquante. Avec de gros efforts, il parvenait à forcer son imagination pour compter jusqu’à vingt, et il avait été abasourdi et bouleversé quand elle était allée aisément jusqu’à vingt-cinq.

Elle n’utilisait pas des mots comme Jondalar. Elle montrait vingt-cinq à Creb en plaçant cinq fois ses cinq doigts sur cinq cailloux. Il lui avait recommandé de n’en parler à personne. Il savait qu’elle n’était pas semblable aux membres du Clan mais il n’avait saisi qu’à ce moment-là l’ampleur de la différence et devinait qu’elle les inquiéterait, en particulier Brun et les hommes, peut-être assez pour qu’ils la chassent du foyer.

Pour la plupart des membres du Clan, compter se réduisait à un, deux, trois et beaucoup, avec toutefois des gradations dans « beaucoup », et d’autres façons d’estimer des quantités. Par exemple, ils n’avaient pas de mots à compter pour les années de vie d’un enfant mais ils savaient qu’un enfant dans son année de naissance était plus jeune qu’un enfant dans son année d’apprentissage de la marche ou dans son année de sevrage. D’ailleurs, Brun n’avait pas besoin de compter les membres du Clan. Il connaissait le nom de chacun et pouvait, d’un coup d’œil, constater s’il manquait quelqu’un et savoir qui c’était. Les autres partageaient cette aptitude à des degrés divers.

Ayla n’avait donc parlé à personne de sa capacité à compter mais ne l’avait pas oubliée. Elle l’avait utilisée pour elle, en particulier quand elle vivait seule dans sa vallée. Elle avait consigné le passage du temps en gravant chaque jour une marque sur un bâton. Elle savait combien de saisons et d’années elle avait passées dans la vallée sans même avoir de mots à compter, mais, quand Jondalar la rencontra, il se montra capable de compter les marques sur ses bâtons et de lui dire avec des mots combien de temps elle y avait vécu. Pour elle, cela avait été comme de la magie. Maintenant qu’elle comprenait comment il avait fait, elle brûlait d’en savoir davantage.

— Il y a des façons de compter plus loin encore, mais c’est compliqué, dit la femme de la Deuxième Caverne. Comme beaucoup de choses associées à la Zelandonia, ajouta-t-elle en souriant.

Ceux qui l’écoutaient lui rendirent son sourire.

— La plupart des signes ont plus d’un sens, poursuivit-elle. Les deux mains peuvent vouloir dire dix ou vingt-cinq mais il est possible de préciser quand on en parle : pour dix, on tourne les paumes vers l’extérieur, pour vingt-cinq on les tourne vers soi. Dans cette position, on peut compter plus loin, mais cette fois on utilise la main gauche et on se sert de la droite pour retenir.

Elle fit de nouveau une démonstration et les acolytes l’imitèrent.

— Avec la seconde méthode, le pouce replié signifie trente mais lorsqu’on retient trente-cinq, on ne garde pas le pouce baissé, on replie seulement le doigt suivant. Pour quarante, on replie le doigt du milieu, pour quarante-cinq le suivant. Pour cinquante, seul le petit doigt de la main droite est replié, tous les autres doigts des deux mains sont tendus. On utilise quelquefois la main droite seulement avec les doigts repliés pour montrer ces mots à compter élevés. On peut même montrer des mots à compter plus élevés encore en repliant plus d’un doigt.

Ayla avait du mal à replier uniquement le petit doigt et à garder cette position. Manifestement, les autres avaient plus d’entraînement qu’elle mais elle n’avait aucune difficulté à comprendre. Voyant l’expression étonnée et ravie de son acolyte, la Première hocha la tête. C’est une bonne façon de la garder impliquée, pensa-t-elle.

— On peut marquer l’empreinte d’une main sur une surface dure comme un morceau de bois, la paroi d’une grotte ou même le bord d’un ruisseau, poursuivait la Zelandoni de la Deuxième Caverne. Une empreinte de main peut signifier un mot à compter ou quelque chose de totalement différent. Si vous voulez laisser cette empreinte, vous pouvez tremper votre main dans la couleur et l’appuyer, ou bien placer votre main sur une surface et souffler de la couleur dessus, ce qui donne une autre sorte d’empreinte. Si vous voulez signifier des mots à compter, trempez la main dans la couleur pour les plus bas, soufflez la couleur sur le dos de votre main pour les plus élevés. Une Caverne qui vit au sud-est d’ici laisse une marque de couleur en utilisant uniquement la paume, sans les doigts.

Ayla était transportée par l’idée de compter. Creb, le plus grand Mog-ur du Clan, parvenait à grand-peine à compter jusqu’à vingt. Elle, elle pouvait compter jusqu’à vingt-cinq et représenter ce nombre avec deux mains seulement, d’une manière que d’autres comprenaient, et aller plus loin encore. On pouvait montrer à quelqu’un combien de cerfs s’étaient rassemblés sur leur lieu de vêlage de printemps, combien de jeunes étaient nés : cinq, huit, vingt-cinq. Ce devait être plus difficile de compter tout un troupeau, mais tout pouvait être communiqué. Combien de morceaux de viande conserver pour permettre à tant de gens de survivre pendant l’hiver. Combien de cordes de racines séchées, combien de paniers de noisettes. Combien de jours pour se rendre au lieu de la Réunion d’Été, combien de participants. Les possibilités étaient incroyables. Les mots à compter avaient une importance extraordinaire, à la fois matérielle et symbolique.

Celle Qui Était la Première reprit la parole et Ayla dut s’arracher à ses réflexions.

— Cinq est un mot à compter important en soi, disait-elle. Il est le nombre de doigts de chaque main et d’orteils de chaque pied, naturellement, mais ce n’est que son sens superficiel. Cinq est aussi le mot à compter sacré de la Mère, nos mains et nos pieds ne font que nous le rappeler. La pomme aussi nous le rappelle.

La Première leur montra une petite pomme encore dure.

— Si vous la tenez sur le côté et que vous la coupez en deux…

Elle le fit.

— … vous constatez que la disposition des pépins la divise en cinq parties. Voilà pourquoi la pomme est le fruit sacré de la Mère.

Elle tendit une des moitiés à Ayla pour qu’elle l’examine et poursuivit :

— Le mot à compter cinq a d’autres aspects importants. Comme vous l’apprendrez, on peut voir chaque année dans le ciel cinq étoiles qui se déplacent au hasard, et il y a cinq saisons : le printemps, l’été, l’automne et les deux saisons froides : le début et la fin de l’hiver. La plupart des gens pensent que l’année commence par le printemps, quand la végétation se remet à pousser, mais la Zelandonia sait que le début de l’année est marqué par le jour court de l’hiver qui sépare sa première et sa deuxième partie. L’année commence en fait par la fin de l’hiver, puis viennent le printemps, l’été, l’automne et le début de l’hiver…

— Les Mamutoï comptent aussi cinq saisons, intervint Ayla. À vrai dire trois saisons principales – printemps, été, hiver – et deux saisons mineures : automne et milieu de l’hiver, qu’on devrait peut-être appeler fin de l’hiver.

Plusieurs des autres acolytes furent surpris qu’elle se permette une remarque alors que la Première expliquait une notion fondamentale, mais celle-ci sourit en elle-même, ravie de voir Ayla aussi intéressée.

— Ils considèrent que trois est un mot à compter fondamental parce qu’il représente la femme, de même que le triangle avec la pointe en bas représente la femme et la Grande Mère. Lorsqu’ils ajoutent aux trois saisons principales les deux autres, automne et milieu de l’hiver, qui annoncent un changement, cela fait cinq. Mamut disait que cinq est le mot à compter de l’autorité cachée de la Mère.

— C’est très intéressant, Ayla, reprit la Première. Nous, nous disons que cinq est Son mot à compter sacré. Nous pensons aussi que trois est un nombre important, pour des raisons semblables. J’aimerais en savoir plus sur ce peuple que tu appelles les Mamutoï et sur leurs coutumes. Peut-être à la prochaine réunion de la Zelandonia.

Ayla était sous le charme. La Première avait une voix qui retenait l’attention, qui l’exigeait, même, mais ce n’était pas seulement pour ça. Les connaissances qu’elle transmettait étaient stimulantes, captivantes. Ayla voulait en savoir plus.

— Il y a aussi Cinq Couleurs et Cinq Éléments Sacrés, mais il se fait tard et nous verrons cela la prochaine fois, promit Celle Qui Était la Première parmi Ceux Qui Servaient la Grande Terre Mère.

Ayla fut déçue, elle aurait bien écouté toute la nuit, mais en relevant la tête elle vit Folara approcher avec Jonayla. Son bébé s’était réveillé.

Le Pays Des Grottes Sacrées
titlepage.xhtml
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html